• Facebook
    • Gmail
    • blogger
  • vendredi 24 août 2012

    Belle Védère

    L'histoire de Miss Belle Védère est peu commune. Laissez-moi tout d'abord vous la présenter. Imaginez-vous une très grande femme d'environ quarante ans : avec d'immenses jambes et de longs bras. Ses manteaux ne touchaient jamais le sol, si bien que ses vêtements étaient taillés sur mesure. En effet, à la suite de nombreuses tentatives infructueuses, après être restée coincée dans vestes, redingotes et autres mantelines, lui arrivant sous la poitrine, elle prit l'initiative d'aller chez un tailleur. Désormais, l'intégralité de sa garde robe serait personnalisée : des chapeaux aux culottes.
    Belle Védère, en plus d'être très grande, était une femme brillante. Ses études en linguistique lui avaient permis de travailler à l'université de Londres, soutenant (et soutenue par) les mouvements féministes du début XXe siècle.
     
    Puis, après s'être battue pour être respectée en tant que professeure des années durant, elle s'était vue remerciée. Un jour d'automne, le doyen l'avait limogée parce qu'elle ne répondait plus aux critères de l'école. Sa taille effrayait les étudiants ! Son ombre immense obscurcissait la classe. Ses bottes à boutons s'étaient alors éloignées parmi les feuilles mortes dans les allés du parc académique.
    Elle fut par la suite engagée au British Museum, au département des recherches européennes. D'ailleurs, elle y travaillait toujours. Mais cet emploi ne la ravissait d'aucune manière. Du matin au soir, la quadragénaire était assise derrière un bureau, éclairé par la faible lueur d'une ampoule à incandescence résistant tant bien que mal à la force de l'obscurité, qui tentait à chaque instant de l'étouffer. Aucune fenêtre dans cette pièce. Derrière son bureau disais-je, Belle étudiait de mystérieux symboles. Des langages oubliés devaient être décodés par ses soins. Au départ, cette tâche contentait les esprits curieux, mais au bout d'une décennie chacun d'entre eux serait arrivé à la même conclusion que Miss Védère : les mots ne sont que des illusions, inventés pour que les humains se comprennent entre eux, alors qu'en réalité, et ce depuis toujours, l'homme vit au royaume de l'Incompréhension. Les paroles et leurs transcriptions orthographiques sont aussi valables que les formules d'algèbre. Un et un font deux, trois fois sept font vingt-et-un ; « aberration » s'écrit avec deux « r », consonne elle-même complètement inventée... Pourquoi trois fois sept ne feraient-ils pas tessant ou nirchneu ? Pour quelles raisons notre alphabet n'est composé que de vingt-six lettres ? 

    Pour Miss Belle Védère le monde ne tournait pas rond. Ce monde, elle ne l'aimait pas, alors la chercheuse posa sa démission afin de changer de voie. Dès lors, son unique but serait d'avoir la tête dans les nuages, dans les étoiles, d'avoir l'esprit à des kilomètres de toute réalité et ce, quelles qu'en soient les conséquences. Plus rien ne devait avoir d'importance. Et bien que bon nombre de personnes ne croient pas en la possibilité de changer de sentiment en un clin d'oeil, Belle était convaincue du contraire. Pour elle, les émotions se pliaient à la moindre de nos volontés. Les malheurs des gens ne la touchaient plus, les ragots la laissaient désormais indifférente : la mort de son cousin Ray Verber résidant à Paris, ne l'avait même pas affectée.
    Tous les jours, vers midi, Glad son vieux chat miteux venait miauler au pied du lit. La plupart du temps, le greffié lui ramenait un gros rat verdâtre, made in les égouts de Londres. Védère, la bouche pâteuse, le dos en compote et les cheveux emmêlés se levait chancelante, avant de le balancer par la fenêtre, où ces rongeurs malchanceux tombaient sur les grands chapeaux des dames... Quelle surprise de voir son couvre-chef orné d'une fourrure verdasse, à l'odeur nauséabonde ! Glad et sa maîtresse, perchés au dernière étage d'un haut bâtiment décrépi s'amusaient beaucoup de voir ces femmes hurler de terreur. Après cette activité revigorante, Belle buvait une tasse de thé : breuvage bien entendu partagé avec son fidèle compagnon. Puis, après s'être habillée dans ses immenses vêtements, Belle Védère descendait dans les ruelles. 

    En bas, la foule se pressait. Le tout Londres s'activait frénétiquement : un enfant par-ci, sa mère par là, un misérable, cette piétonne saoule, un vendeur de journaux... Afin de rejoindre le vieux marché, la quadragénaire devait traverser une partie de la ville. Ses talons et sa canne claquaient sur les pavés. Les gens se retournaient à son passage. « Quelle grande femme ! » pensaient-ils. Aux abords de la foire, elle comprit que l'attente allait être longue. Des fils interminables patientaient devant les étales. Le lendemain était jour férié, Miss Védère l'avait oublié. Cette réflexion lui rappela qu'un mois auparavant sa maison avait brûlé à cause d'une bouilloire laissée sur le feu... 

    Qu'importe ! La fil avançait. Restaient encore quelques personnes à être servies. Belle pensa à son nouveau mode de vie. N'était-il pas un peu extrême ? Devait-elle continuer ainsi ? Miss Védère refusait d'approfondir le sujet. Elle chassa ces pensées en chantant une ritournelle.
    « Trois souris aveugles, Trois souris aveugles, 
    Voyez comme elles courent, Voyez comme elles courent, 
    Elles courent toutes après la femme du fermier, 
    Qui leur a coupé la queue avec un couteau à découper; 
    Avez-vous entendu une telle chose dans votre vie, Que trois souris aveugles. »
    La jeune personne qui attendait devant elle, se tourna et fronça les sourcils. Miss Védère lui affirma qu'elle devait s'épiler car personne n'aime voir pareil broussailles ! Vexée, la demoiselle s'en alla sans bruit. Belle avança, une place venait d'être libérée !


    Quinze minutes plus tard, le maraîcher lui proposa une grande variété de fruits frais, légumes et autres potirons afin de réaliser soupes et compotes. Son panier se garnit alors de beaux produits. Quelques piécettes tombèrent dans la poche du marchand avant que Belle s'en retourne dans les ruelles.
    Soudain, en remontant Old Street elle aperçue une automobile garée près de sa demeure. Son conducteur, un riche bourgeois semblait embêté. Il était accroupi à l'arrière de son véhicule et observait la chaussée. Personne ne s'arrêtait pour l'assister. Indifférents, les passants continuaient leur chemin sans même lui accorder un regard. Que pouvait-il bien faire ? Inutile de s'attarder ! Après tout, Miss Védère devait rentrer ! La clé tournait dans la serrure lorsqu'elle entendit parler le malheureux conducteur : « C'est bien dommage ! Cette voiture était toute neuve ! Voilà qu'un sale bestiole se jette sous mes roues ! Je vais devoir retirer ce grippe-minaud par moi-même! »
    La clé tremblait. Belle retira sa main et se tourna lentement vers l'automobiliste. Elle s'avança vers lui. Le bourgeois l'aperçu :
    « Quoi ? Que voulez-vous ?
    —Vous l'avez tué ? murmura-t-elle émue.
    —Cette horreur est à vous ? »
    Elle agrippa la veste du nanti et lui hurla au visage :
    «Vous avez écrasé Glad ! C'est mon chat ! Mon chat ! »
    Elle secouait l'individu comme une vieille chaussette, et lui tapait dessus avec sa canne. Il s'enfuit à toutes jambes, en bousculant des piétons sur son passage.
    Notre amie se mit à pleurer. De grosses larmes dégringolaient sur les pavés. Ce cher Glad...
    Miss Belle Védère eut une révélation, un sentiment... La tristesse...
    A compter de ce jour, elle ne prononça plus un mot. Prisonnière de son mutisme, ses journées se passaient dans la solitude entre Hyde Park et White Chapel. Certains disent qu'elle aurait fait empailler son chat pour l'avoir à ses côtés. Mystère !
    Bien qu'elle s'était faite la promesse de ne plus rien éprouver, la professeure avait compris que lutter contre ses sentiments était absolument vain. Ils finissent toujours par vous rattraper, que vous décidiez de rester sur Terre où d'aller vivre dans les étoiles. Et le pire sentiment qui aurait pu l'atteindre lui avait transpercé le cœur.
    Ainsi condamnée à rester dans sa haute tour, elle laissa sa vie s'évanouir au fil des réflexions. Tiraillée entre le ciel et le monde, elle se nourrissait de vains espoirs et d'aphorismes inutiles.

    Quelques mois s'écoulèrent. Et un matin, le jour funèbre arriva. Il proposa son bras gauche à sa nouvelle victime, qui accepta sans hésitation. Ensemble, ils descendirent les escaliers afin de rejoindre le coin de la rue. Le champ du repos de St Matthias Chapel. Son nom n'était déjà plus qu'un soupir imperceptible, dissipé par les brumes de l'oubli. Une ombre, autrefois une femme.

    L'homme entraîne sa propre déchéance.
    Marie Sullivan
    Décembre 2011

    1 commentaire:

    1. C'est pas mal ! Une réflexion sur notre existence, nos sentiments avec une pointe de fantaisie. J'aime beaucoup ton imagination & tes réflexions.

      RépondreSupprimer